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Liban : Des symboles en temps de détresse

Ce papier est co-publié par www.madaniya.info Par Roger Naba’a Beyrouth- L’«effondrement» de la Sublime Porte en 1920, souligné en abîme…

By René Naba , in Analyse Editorial International , at 29 juillet 2016

Ce papier est co-publié par www.madaniya.info

Par Roger Naba’a

Beyrouth- L’«effondrement» de la Sublime Porte en 1920, souligné en abîme vingt-cinq ans plus tard par la «catastrophe» («an-nakba») de la Palestine en 1948, ouvrait les peuples des Provinces arabes de l’Empire ottoman à un «temps de détresse».

C’était comme la tombée du soir, désormais que l’Unité de l’Empire – et par-delà, celle de la Terre d’islam, et encore au-delà, par métonymie, celle de l’Islam lui-même – avait quitté leur histoire. Unité mémorable ! voulue par Allah et réalisant sa promesse dès lors qu’elle remonte, au rebours de l’histoire, à la naissance de l’islam comme conquête de la Terre et sa formation en empire monde. Et du VIIe siècle (633) au XXe (1923), soit durant quelque 1 300 ans, l’Unité, cahin-caha en dépit de ses fractures, était le sort de cet empire monde.

Depuis cette perte, traduite dans la «balkanisation» qui s’en est suivie, l’époque de ces peuples a été déterminée par ce «défaut d’Unité»; défaut qui signifie qu’aucun lien ne rassemble plus, visiblement et clairement, les hommes d’ici et les choses sur soi, ordonnant ainsi, à partir d’un tel rassemblement, l’histoire du monde ainsi que leur séjour en cette histoire dont la splendeur s’est éteinte.

L’«effondrement» a ouvert ces peuples au temps de la nuit du monde qui est le «temps de détresse»! Toute la symbolique politique dans cette région du monde ne peut se comprendre que comme une tentative pour sortir de l’indigence de l’époque: comme refus (mumāna‘a) de la perte de l’Unité et une quête vers sa restitution, dès lors que cet «appel d’unité» prend fond dans une croyance qui doit son efficace – c’est-à-dire son pouvoir de persuasion et de «faire croire» – non pas tant à son adéquation à la réalité des faits, mais à la puissance du «désir radical» qui s’est exprimé au travers d’abord de l’unité arabe ( 1940/ 1979) puis, une fois l’échec consommé, de l’unité de l’Islam ou des Musulmans (1978/…). Mais n’anticipons pas.

I – Un destin en commun… des destins singuliers

Aussi, dans l’histoire récente du Proche/Moyen-Orient qui commence précisément avec la perte de l’Unité, quatre zu‘amā’ (leaders) – Gamal Abd-en-Nasser (Abdel-Nasser), Yasser Arafat, Khomeyni et… Hassan Nasrallah – et eux seulement, ont connu une ferveur populaire qui a largement débordé leur «milieu naturel» ou leur «espace national», soufflant au-delà, sur les peuples de la région pour en devenir leur symbole, l’appel du grand large.

Devant la singularité de ces destins, on peut se contenter d’une réponse à la Max Weber. Elle consisterait à chercher à savoir, pour l’expliquer, ce que la «personnalité» de ces leaders avait en commun et que n’avaient pas les autres. A mettre ainsi l’accent sur la singularité de leur «personnalité» (sur leur «charisme»), on «personnaliserait» par trop l’explication à fournir et les choses tourneraient court, il me semble. Car, se contenter de ce genre d’explications les couperait de l’histoire des «peuples» de la région et ne ferait qu’appauvrir le propos, le dépouillant précisément de toute sa densité historique qui constitue comme la substance et la trame de son sens.

On peut tout aussi légitimement déplacer la question, et passer de l’interrogation sur la «personnalité» et le «charisme» de ces leaders vers l’autre partenaire de cette relation d’engouement : vers le «récepteur», en l’occurrence les «peuples» de la région. C’est que le détour par l’histoire exigerait de chercher à interroger la relation historique qui s’est tissée entre ces «peuples» et ces leaders et plus précisément, celle de savoir à quel «horizon d’attente» ces leaders ont su répondre pour être «reçus» par ces peuples comme des symboles. Par quel jeu de signes et de symboles ont-ils réussi à en imposer à l’imagination et à l’imaginaire des «peuples» de cette région ?

Si donc le détour par l’histoire nous place devant une communauté de destin qui les inscrit par delà leur singularité, dans la même participation à un legs, ce qui a fait qu’ils ont été, chacun à son époque, «reçu» comme un symbole, il nous place également devant une singularité événementielle – chacun d’entre eux a été un leader propre, selon des destins particuliers qui s’inscrivent dans des conjonctures singulières.

II – Nasser et Arafat, ou le moment du symbole qawmi

«L’imaginaire mémoriel est une puissance»
Maurice Halbwachs, Topographie légendaire des Evangiles, 1941.

20Le premier d’entre ces leaders, Abdel Nasser, fut sacré symbole en 1956, au moment de la nationalisation du canal de Suez, vécue comme «victoire arabe» plutôt que proprement égyptienne. Sa montée en symbole initiait la déferlante de la qawmiyya al-‘arabiyya (nationalisme arabe) – dans ses différentes figures (nassérienne, baasiste syro-iraqien, harakat al-qawmiyyīn al-‘arab, …) – qui devait submerger la région. Elle résonnait dans l’entendement des peuples d’ici comme la réponse à l’«effondrement» de l’Empire et à sa balkanisation ; et, comme réponse à cet «effondrement», elle traduisait la mumāna‘a des peuples de la région de cette époque.

Aussi, le «Grand récit» du nassérisme/nationalisme arabe a-t-il été essentiellement construit sur la centralité de l’Unité («minal-muhīt ilal-khalīj»)[2] perdue, qu’il visait à restaurer. Unité qui, reprenant en écho méconnu l’unité de la umma, ressortissait au legs de l’islam plutôt que relevant du nationalisme où il prétendait s’inscrire. En termes géopolitiques, cette Unité servait à qualifier un «Territoire intérieur» – correspondant grosso modo aux «Provinces arabes de l’Empire ottoman» – «espace intérieur» qui, transcendant la balkanisation et remettant quelque chose de l’Unité perdue, devait s’opposer comme tel à l’offensive généralisée conduite par l’espace «extérieur», celui de l’Occident. Depuis nous ne sommes toujours pas sortis de cette problématique.

Depuis, la montée de Nasser en symbole a été un crescendo. Sa politique de rupture – la révolution (juillet 1952), le réarmement de l’Egypte (septembre 55), la nationalisation du Canal de Suez (juillet 1956), la «victoire» sur les belligérants anglo-franco-israéliens de la guerre qui s’en est suivie (octobre.-novembre 1956)[3], l’unité avec la Syrie et la proclamation de la République arabe unie (fév. 1958) à laquelle adhéra le Yémen (mars 1958) – fit croire aux Arabes que l’unité était en marche et que la création du Grand Etat arabe (en substitut de l’Etat islamique/califal perdu) était à portée de main.

En réussissant à symboliser ce «désir radical» d’Unité, il a permis à la «rue arabe» de reconduire son croire en l’unité indivise, idéologique et imaginaire, de la umma, épicentre géographique et territorial de dar al-islam, «désir» qui a joué comme «certitude de résistance», opposée à l’effondrement de l’unité.

Ajoutant du symbole au symbole, la popularité de Nasser ne devait plus jamais se démentir malgré les échecs répétés, l’échec de l’union avec la Syrie (sept. 1961), la défaite (an-naksa : autre nom de la «catastrophe») de la Guerre des Six jours (juin 1967),… autant d’échecs qui devaient néanmoins obscurcir quelque peu sa splendeur.

III- Le moment Yasser Arafat

La montée en symbole d’Arafat, dans la décennie 1970 (sacré, en 1969, par la Bataille de Karamah) venait à point nommé pour recouvrir le «repli» (en fait un échec méconnu) de la symbolique nassérienne.
S’inscrivant dans le même «Grand récit» nationalitaire, la Résistance palestinienne, en le reconduisant le sauvait, aux yeux de ceux d’ici, de son essoufflement. Mais si la Résistance palestinienne a réussi à le reconduire en s’y inscrivant pleinement, elle n’a pas réussi à en changer les termes ou à les renouveler.

Seule différence cependant, un léger déplacement de son recentrement: pendant que le «Grand récit» du nationalisme arabe centrait son discours sur l’Unité de la umma ‘arabiyya (la nation arabe) comme condition sine qua non et préalable à la réalisation de tout autre projet (libérer la Palestine, établir le socialisme,…), la Résistance palestinienne centrait le sien sur le fait que, tout comme le combat pour la libération de la Palestine avait réussi à faire renaître les Palestiniens et les unir en peuple combattant, c’est de par ce même combat que devaient renaître les Arabes et s’unir en peuple arabe combattant. Le combat pour la libération de la Palestine devenait ainsi la condition de tout le reste, y compris de l’unité elle-même.

L’étoile de Arafat connut des hauts et des bas; successivement et parfois même tout à la fois il fut porté aux nues et voué aux gémonies. S’il finit, au moment de sa mort, par retrouver quelque chose du souvenir de ce qu’il fut, c’est bien parce qu’il avait réussi lui aussi à symboliser la mumāna‘a des «Terres intérieures du Proche/Moyen-Orient», autant au regard des Palestiniens dont il symbolisa la résurrection en peuple et société en dépit du projet «sociocidaire»[4] conduit par les sionistes, qu’au regard des peuples arabes qui y ont vu une préfiguration de leur propre résurrection et de leur propre unité.
A l’exclusion de tout autre chef arabe ! Effectivement, nul n’eut droit à une telle ferveur bien que ce fût le vœu envieux de plus d’un ! Nul ne symbolisa mieux que ces deux leaders cette période de l’histoire récente des Arabes.

IV- Khomeyni, ou le moment du symbole islāmi

Mais le nationalisme arabe devait mourir. En fait, il a dû mourir plusieurs fois avant de mourir enfin. Aux yeux de ses célébrants, il n’est mort pour de bon (et encore!) que sous les effets conjugués de l’après-guerre d’Octobre 1973, quand la visite de Sadate à Jérusalem (nov.1977), la signature des Accords de Camp David avec Israël (sept. 1978), celle du traité de paix de Washington (mars 1979) et, enfin, l’éradication de l’OLP de la scène libanaise-régionale (été 82) devaient l’épuiser et le vider de tout sens. Et pendant qu’il se traînait dans sa mort, un autre Grand récit, mis en forme par la Révolution islamique d’Iran (fév. 1979), prenait tour et naissance, tout à la fois en termes de continuité et de rupture.

En termes de continuité, puisque le Grand récit initié par la victoire de la Révolution islamique d’Iran s’est présenté, comme son homologue arabe, en termes de mumāna‘a. En termes de rupture géopolitique, puisque cette «nouvelle» mumāna‘a est le propre, certes des «Terres intérieures» du Proche/Moyen-Orient, mais, en l’occurrence, recentrées géopolitiquement autour de l’Iran qui en devient le pivot.

En termes de rupture idéologique également, dès lors que la mumāna‘a de l’arabisme se construisant en termes de modernité, a emprunté à l’Occident l’idéologie du nationalisme qui y était né avec l’«ère des révolutions» comme dit Hobsbawn, entre les XVIIe et XIXe siècles; pendant que la mumāna‘a de la Révolution islamique, rompant frontalement avec la modernité, renouait avec le Grand récit islamique, Grand récit de la région depuis l’avènement de l’islam, bien qu’en l’occurrence dans sa version chiite. En termes de rupture du leadership politique enfin, dès lors que le Grand récit de l’arabisme fut, sous couvert de la qawmiyya ‘arabiyya, le discours politique du sunnisme arabe; pendant que celui de Révolution islamique est celui de l’islam chiite (irano-arabe).

Le règne de Khomeyni n’aura duré que dix ans, de 1979 date de sa rentrée triomphale en Iran à 1989 année de sa mort. La guerre contre d’Irak (1980/1989) l’aura distrait du reste. A part quelques moments forts comme la prise en otage de l’Ambassade US à Téhéran ou la rencontre avec Arafat, … moments durant lesquels la ferveur populaire a débordé largement le «peuple» chiite pour en comprendre d’autres et embrasser d’autres pays que l’Iran, il reste que l’essentiel de la mumāna‘a qu’il symbolisait et le Grand récit islamique (version chiite) qui le portait prêchaient à des convertis et ne représentaient pas, à ce titre, un renouveau du Grand récit tel qu’hérité. Il est resté, pour l’essentiel, prisonnier de son passé et de ses destinataires.

La montée en symbole de Khomeyni – laquelle a correspondu à un déplacement radical du contenu de la mumāna‘a qui passe du nationalitaire au religieux, de ses acteurs qui passent des sunnites aux chiites, de son centre de gravité géopolitique qui passe du Proche-Orient qualifié par la question palestinienne, au Proche/Moyen (voire à l’Extrême)-Orient qualifié par le pétrole, la sécurité du Golfe, concomitamment à la question du «terrorisme» (sic) et de l’«islamisme radical» (resic)-, cette montée en symbole a donc été mal vécue par les Arabes sunnites de la région, et vécue adversativement parce qu’elle les déclassait, qu’elle les excluait ou qu’ils s’en excluaient.

V- Nasrallah, à la croisée des symboles

Contrairement à la montée en symbole de Khomeyni, celle de Nasrallah – sacré symbole de par des faits politiques, des hauts faits de résistance contre Israël, notamment à la libération du Sud (juin 2000) et, surtout, la résistance victorieuse lors de la Deuxième guerre du Liban (juillet 2006) – la montée de Nasrallah s’est faite sous le signe du politique, et non du religieux (politique) comme dans le cas de Khomeyni, et dans un sens du politique auquel souscrivent les sunnites puisque le terrain de son élection c’est précisément, comme Nasser ou Arafat, la lutte contre Israël.

Sa symbolique s’inscrit ce faisant dans la mouvance général de la qawmiyya dans la lignée du sunnisme désormais qu’il leur a repris le discours et la résistance de la lutte contre Israël/Usa. Mais sa symbolique ne s’inscrit dans ce discours que parce qu’elle était déjà historiquement inscrite dans la mumāna‘a islāmiyya initiée par Khomeyni. Ainsi, le sayyed se trouve-t-il à la confluence des deux mumāna‘āt: de l’islāmiyya et de la qawmiyya. Deux mumāna‘āt dont il a déjà assuré, en tout cas sur le terrain de la lutte et des alliances, la jonction puisqu’il se trouve, dans cette guerre, allié avec des mumāni‘īne sunnites djihadistes (Hamas, Djihad islamique, …).

VI – Des symboles du temps de détresse !

Il y a symbole et symbole. Il en est qui sont des «symboles de temps de détresse», d’autres des «symboles d’avenir». Si par définition tout symbole s’accomplit comme «signe de reconnaissance», les «symboles du temps de détresse» opèrent tout autant comme «signe de méconnaissance» de la réalité que «signe de reconnaissance» entre les humains de même appartenance.
C’est ainsi que les symboles que se sont choisis les peules de la région, autant les qawmi que les islāmi, ont œuvré surtout à recouvrir la «catastrophe», l’effondrement de l’Empire, sa balkanisation, la perte de l’Unité et le reste.

Car un symbole n’est pas le reflet d’une réalité existant indépendamment d’elle. Consubstantiel au désir, il n’appartient pas à l’ordre de la réalité mais à l’ordre de l’intelligible: il est ce qui rend possible l’intelligence de cette réalité telle que perçue et reçue par ses usagers et qui permet, de leur point de vue, d’y avoir accès. Or, les symboles choisis l’ont été en raison de la visée de la mumāna‘a des gens d’ici, visée qui a fait en sorte que la «désirance» n’ait pas à se transformer en déshérence. C’est bien pour cela que les symboles retenus l’ont été autant qu’ils ont été «reçus» comme des «gages» que le Passé dans sa splendeur prophétique et/ou unitaire, n’a pas été définitivement aboli, qu’il a de l’avenir devait lui!
Et quand bien même nos symboles sont des symboles de temps de détresse, il reste qu’ils expriment la mumāna‘a continu des peuples de cette région depuis bientôt quatre cents ans; et c’est bien pour y mettre fin qu’ont été conçus GMO (Grand Moyen-Orient) et autres NPO (Nouveau Proche-Orient).

Notes
  1. Le titre de l’article emprunte à Hölderlin la question qu’il pose dans «Le Pain et le Vin»: Et pourquoi des poètes en temps de détresse?» (Elégies, Œuvres, Gallimard, «Pléiade», 1967, pp. 807-814). Ses commencements doivent beaucoup au «Pourquoi des Poètes?» de Martin Heidegger (Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard, «Idées», 1980).
  2. «De l’océan au golfe». Mais l’Unité arabe s’étant heurté douloureusement aux réalités de la balkanisation… toute une rhétorique non maîtrisée – probablement parce que non-maîtrisable – de la pseudo «dialectique» entre le «local» issu de la balkanisation (les différents «espaces nationaux» ou «watani»,) et le général, le «qawmi»: l’espace géopolitique «régional» des Provinces arabes, lui-même prenant fond dans l’espace imaginaire de la umma islāmiyya.
  3. La Guerre du Suez qui a suivi la nationalisation du Canal, fut une défaite militaire. Mais du fait de l’ultimatum des Etats Unis (et de l’URSS) qui contraint les armées anglo-franco-israéliennes à se retirer de la zone du Canal sans contrepartie, Nasser a su tourner la défaite militaire de Suez en victoire politique des Arabes.
  4. «Sociocide» néologisme forgé pour rendre comte de l’entreprise de destruction de la société palestinienne conduite par le projet sioniste. Il ne s’agit pas d’un génocide compris comme «destruction méthodique d’un groupe humain», mais d’un «sociocide» compris comme «destruction méthodique d’une société» sans nécessairement la liquidation méthodique de ses membres … «destruction méthodique de la société» dont la finalité est la spoliation de la terre … «Une terre sans peuple pour un peuple sans terre», le projet sioniste ne peut se construire qu’en déconstruisant son environnement: disloquer la société palestinienne, la disperser aux quatre coins du monde arabe ou d’ailleurs… dans le but de contraindre les Palestiniens à rompre avec leur terre, à s’installer dans le statut de l’absent … Arafat et la Résistance palestinienne, ont symbolisé précisément l’échec de cette stratégie «sociocidaire»; de par lui, la Résistance qu’il a symbolisé a permis à son peuple de renouer avec sa terre et sa société, et mis en échec le projet d’Israël de contraindre les Palestiniens à rompre avec eux-mêmes.*